Leïla Menchari est la décoratrice des vitrines Hermès, du 24 rue du Faubourg Saint Honoré, depuis 1978. Quatre fois par an, elle renouvelle le genre et nous transporte dans son univers unique.
Un très bel ouvrage lui a été consacré en 1999 : Les Vitrines d'Hermès, contes nomades de Leïla Menchari.
Le 28 novembre dernier, le rideau se levait sur la dernière vitrine de l'année (que je vous ferais découvrir demain).
Le Monde lui a consacré un portrait le même jour.
Voici l'article reproduit :
"Comme au théâtre, c'est un lever de rideau. Vendredi 28 novembre, passants, touristes et invités de la maison Hermès devaient découvrir à 18 h 30 précises, la magie de Noël des neuf vitrines du 24, rue du Faubourg-Saint-Honoré : le salon en argent massif d'un maharaja. En ces temps de crise, du rêve à l'état pur, un cadeau de Leïla Menchari, la décoratrice des lieux.
L'écrivain Michel Tournier, un proche, dit d'elle que c'est une "reine mage" qui offre aux regards "les parfums de son Orient natal mais aussi les matières précieuses (cuir, soie, cachemire) qui sont plus que son décor : son univers". Quand elle frappe à la porte d'Hermès en 1961, carton à dessins sous le bras, pour tenter de séduire Annie Beaumel, créatrice des vitrines de l'enseigne de luxe, la jeune femme de 34 ans a un peu honte.
Diplômée des Beaux-Arts de Paris, où elle fut l'élève de Chapelain-Midy, elle vient "faire de l'alimentaire". Comme lorsqu'elle défile pour Guy Laroche, dont elle est l'un des mannequins vedettes. La rencontre sera décisive. Celle qui devient son mentor l'invite à "dessiner ses rêves". Quoi de plus merveilleux pour cette artiste peintre, folle de Dali et du surréalisme ?
En 1978, le nouveau PDG Jean-Louis Dumas, un futur complice, lui confie non seulement la décoration des vitrines du magasin historique du 8e arrondissement, mais aussi la direction du comité de couleur de la soie, dont les choix de palettes font vendre ou non l'un des produits phares de l'enseigne : le carré.
Le décor de cette fin 2008 est son 124e. Année après année, elle décline au rythme des quatre saisons le thème annuel que lui suggèrent depuis 1978 les directeurs artistiques d'Hermès. En 2006, ce fut "l'air de Paris" ; en 2007, "entrez dans la danse" ; et en 2008, "fantaisies indiennes". Mais il y eut aussi "le fleuve", "l'Afrique" ou "la galaxie".
Dans l'atelier de la rue Boissy-d'Anglas, où s'affaire parfois jour et nuit l'équipe de Leïla, la parole est si respectueuse qu'elle en est presque timide. "Nous, on ne fait pas du marketing", assure Anne de Massia, chargée des étoffes et des tissus, qui travaille "avec madame Menchari" depuis quinze ans. "Ses vitrines sont des oeuvres d'art. Et il n'est pas imaginable de la décevoir. C'est une femme exigeante." Qui semble repousser toujours plus loin l'impossible : plage de marbre, cabane de pêcheur en racines de palétuvier, selle en satin et en cuir d'autruche, fontaine aux dauphins de nacre, sac Kelly en organdi ou en métal, colonnades en loupe d'orme...
Personne n'oublie les inventions de la décoratrice d'Hermès, qui se définit elle-même comme "l'élément irrationnel" de l'entreprise, même si ses coups de coeur doivent tenir dans le budget qui lui est alloué. Le montant ? "Je ne vais pas vous donner le chiffre, s'amuse-t-elle, sinon vous ne rêveriez plus."
"Leïla a horreur de la banalité, explique Pierre-Alexis Dumas, fils de Jean-Louis et actuel directeur artistique. Elle ne bridera jamais son imaginaire, mais elle sait aussi garder les pieds sur terre. C'est un talent rare, qui enrichit la maison par son regard." Quel est le secret de cette magicienne du rêve ? Le caractère de l'homme est son destin, disait Héraclite. Celui de Leïla Menchari se construit dès l'enfance, en Tunisie. Ses parents sont aisés. Un père avocat et une mère greffière de justice, l'une des premières femmes à refuser de porter le voile en ce début de XXe siècle.
Leïla, elle, déteste l'école, attendant impatiemment les vacances d'été à Hammamet où, "véritable garçon manqué", elle court pieds nus dans les ruelles du petit port de pêche. Au cours de l'une de ses nombreuses promenades, elle s'égare et découvre un jardin luxuriant. "Il y avait, se souvient-elle, un grand bassin où flottaient des nénuphars bleus, et une jungle où s'entremêlaient figuiers, yuccas, cactus et papyrus. Les odeurs étaient si envoûtantes." La petite fille de 10 ans est accueillie avec gentillesse par les propriétaires de la maison, Violet et Jean Henson, une Anglaise et un Américain passionnés d'archéologie et d'histoire, un couple d'intellectuels qui abandonna l'Europe après la première guerre mondiale, afin de rêver sous le soleil de la Méditerranée.
C'était l'âge d'or d'Hammamet. Aucun artiste, aucune vedette, ne venait en Tunisie sans "passer par la maison de Violet et de Jean" : Luchino Visconti, Jean Cocteau, Diego Giacometti, Serge Lifar... "C'est dans ce jardin, à l'écoute de tous ces esthètes, que j'ai compris ce qui déterminerait ma vie : la beauté et la liberté", raconte, émue, Leïla Menchari. "Cet ancien monde continue de l'habiter. Leïla aspire à la perfection", confirme Marie-Claude Char, éditrice et veuve de René Char, une intime. "Elle prend l'existence à bras-le-corps, comme si le temps n'existait pas. C'est une femme courageuse qui a lutté comme sa mère, pour son indépendance. Elle vous fait toucher et respirer tout ce qu'elle vit."
A leur mort, au début des années 1970, Violet et Jean lèguent leur maison à celle qu'ils considèrent comme leur fille adoptive. Depuis, tous les deux mois, Leïla Menchari retrouve son jardin chéri où vivent une trentaine de paons, "les animaux préférés de Jean". Et y reçoit ses amis, Michel Tournier, Frédéric Mitterrand, Azzedine Alaïa, le prince Albert de Monaco... En réalité, explique cette conteuse, "j'ai bâti un pont entre les deux rives de la Méditerranée, et la beauté des vitrines vient, en partie, des souvenirs ancrés au fond de moi-même".
Les couleurs ? La décoratrice fait collection de chèches de Bédouins, toujours à la recherche d'une nuance particulière. D'ailleurs n'a-t-elle pas fait découvrir à Pierre-Alexis Dumas, comme il le raconte fièrement, "la différence entre le ton sable sec et le ton sable mouillé" ? Le travail des matières ? Elle fait confiance aux artisans des pays où sa quête de nouvelles étoffes la conduit. "Des voyages extraordinaires, atteste Philippe Civadier, depuis dix-huit ans son assistant tapissier décorateur. Elle va à la rencontre de jeunes artistes indiens, tunisiens. Les fait travailler."
Dans ses vitrines, on trouve donc aussi bien des tableaux de Georges Mathieu, Thierry Bruet, des compressions (de cors de chasse) de César, ami des premières années parisiennes, que des fresques monumentales réalisées dans des pays lointains par des anonymes. "L'art de Leïla Menchari, écrit Michel Tournier, consiste à transposer dans la profusion des objets exposés cette chaleureuse cohue des souks. Il y a de la générosité et même de l'amitié dans ces ensembles d'une élégance pourtant raffinée." Pour le plaisir des yeux et de l'âme."
Marie-Béatrice Baudet