“ Madame Figaro ”. – Karl Lagerfeld, si je vous lance le mot “ chic ”, comment l’entendez-vous ?
Karl Lagerfeld. – J’entends un mot d’une autre époque. Des expressions comme “ Elle a un chic fou ” ou “ C’est le chic même ” font très vieille couture. Qui les utilise encore ? Cela m’évoque les figurations dans les films à petit budget des années cinquante, où l’on disait “ Vous avez été chic ” ou “ C’est un chic type ”. En allemand, il y a un mot terrible pour les gens élégants qui ne le sont pas : la “ chicaria ”. Et si je pense aux dessous chics, je vois les petites femmes d’un “ Paris by night ” qui n’existe plus sous cette forme. Il faut dire aussi que l’expression “ bon chic bon genre ” n’arrange rien, ça fait dame d’un certain âge qui veut marier sa fille à un monsieur qui a de l’avenir. Quant à des expressions comme “ Cette fille a du chien ”, cela m’évoque surtout la SPA.
– Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère. Est-ce que l’on ne pourrait pas, un instant, revenir sur le temps où le mot “ chic ” avait du sens ?
– Oui, il y a eu une époque où l’on faisait la distinction entre l’élégance et le chic. L’élégance, c’était une question de physique, d’habitude, d’esprit ou de nature, plutôt que de vêtement. Quelque chose de posé, de naturel, de noble. Le chic, en revanche, c’était une élégance plus olé olé, un bagout visuel, une nonchalance pas trop étudiée, une allégresse d’allure et de maintien. Le chic était plus champagne, un côté théâtreuse 1900, la bouée de sauvetage de ceux qui n’étaient pas du cercle des élégants, avec une possible pente vers la vulgarité. Lorsque Robert de Montesquiou répond à une dame qui voulait se faire inviter aux fêtes de la comtesse Greffulhe : “ Si vous y allez, ces fêtes ne seront plus ce qu’elles sont ”, c’est une réaction du clan élégant contre les intrusions du chic.
– Auriez-vous quelques exemples ?
– D’abord, il faut sortir de l’esprit de caste. Une paysanne éthiopienne peut être d’une élégance folle, par sa façon de bouger, sa noblesse innée. L’une des femmes les plus élégantes du XXe siècle était Mrs. Guinness, une Mexicaine avec un passé un peu louche, à qui toutes les dames qui rêvaient de Rolls et de robes Balenciaga voulaient ressembler. Son ossature était incomparable, et son élégance évidente tant qu’elle n’ouvrait pas la bouche. Même si elle ressemblait à Dracula vers la fin de sa vie, une égérie comme Mona Bismarck était elle aussi physiquement remarquable, avec ses yeux turquoise et ses cheveux blancs à trente ans, un vrai cygne. En revanche, Jacqueline Delubac n’était que chic lorsqu’elle disait “ Nous, les femmes du monde ”, une phrase qui annule l’élégance. Chanel elle-même avait du chic, mais n’était pas vraiment élégante – c’était son drame. Marella Agnelli est élégante, Maria Callas était chic. Caroline de Monaco est élégante, son attitude et son éducation font qu’elle n’a pas à se répéter tous les matins qu’elle l’est.
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