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La ruée vers l'art
par Pascal RICHE
LIBERATION : mercredi 02 novembre 2005
Marfa (Texas) envoyé spécial
Sur la route 90, à deux heures et demie d'El Paso (l'aéroport le plus proche), il n'y a rien. Des cailloux et des buissons ; un coyote écrasé ; une voie ferrée où passent quelques trains de marchandises infinis ; au loin, la brume du Rio Grande et les montagnes du Mexique.
Tout à coup, sur la droite, seule au milieu du désert, une boutique Prada. Comment a-t-elle pu se perdre ainsi ? La boue est sèche, le silence complet, la boutique fermée. Sur les rayons, vingt chaussures gauches à talon, de la collection automne 2005, et six somptueux sacs à main. L'ensemble est une sculpture. Une oeuvre signée Michael Elmgreen and Ingar Dragset, deux artistes scandinaves vivant à Berlin. Elle a été financée par une fondation new-yorkaise, à hauteur de 80 000 dollars.
Elmgreen et Dragset ont planté cette boutique dans ce désert, en jurant de ne plus y toucher, quoi qu'il arrive. L'oeuvre, baptisée «Prada Marfa» en hommage à la communauté d'artistes qui a élu domicile à 45 kilomètres de là, dans la petite ville de Marfa devrait se débrouiller seule face au travail du temps. Le 1er octobre, elle a été inaugurée, puis fermée à clef à jamais. Las, le lendemain, dans la nuit, elle était cambriolée. Les six sacs à main et seize des vingt chaussures (c'étaient alors celles de droite) ont été volés. Les malfaiteurs n'ont laissé que quatre chaussures et deux graffitis : «dumb» («débile») sur le mur ouest, «dum dum» («zozo») sur le mur est.
Ancien du Vietnam, policier depuis trente-trois ans, le shérif du comté, Tom Roberts, a ouvert une enquête. Roberts ne manque pas d'humour. Dans son procès-verbal, il hésite sur l'estimation des chaussures droites volées : à 400 dollars la paire, faut-il diviser par deux ? Il a laissé l'option ouverte : «16 chaussures = 3 200 dollars, ou 16 paires = 6 400 dollars».
Les deux artistes, eux, ont pitoyablement fait litière de leur beau concept de l'oeuvre-abandonnée-au-destin : ils ont repeint les murs, remplacé les chaussures droites par les gauches, et même installé une alarme.
Une blague à deux balles. Et, depuis le début du mois, toute la région s'interroge. Qui a pu faire le coup ?
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